Être en manque
DEPUIS QUELQUES ANNEES, j’ai toujours l’impression d’être en retard. J’arrive à l’heure à mes rendez-vous, le problème n’est pas là. C’est plutôt que je suis constamment le dernier à apprendre les plus récents faits divers, décès de célébrités, scandales politiques et les autres nouvelles qui agitent l’actualité. J’ai beau consulter mon téléphone intelligent régulièrement, rien n’y fait: je me retrouve irrémédiablement parmi ceux qui ne sont pas «au courant».
Récemment, un collègue m’a même lancé, quelques heures après que les frasques d’un artiste eurent enflammé la twittosphère: «T’as pas manqué ça?!» Eh oui! j’ai «manqué ça». L’expression est révélatrice: comme si les premières personnes à apprendre, à commenter, puis à relayer une information avaient le privilège de participer à un événement. Les autres? Ils ont manqué le spectacle. Mais est-ce si important? Notre vie est-elle moins riche, moins pleine, moins heureuse si l’on ne nourrit pas en permanence notre sentiment de manque?
C’est un peu à cette question que répond la triple invitation du Carême à jeûner, à prier, à faire l’aumône. Avoir faim, cesser toute activité productive, perdre de l’argent: voilà qui nous place en situation de manque et nous met au défi d’y faire face dans la confiance. Ce qui est loin d’être facile, car la peur du manque est puissante, et notre culture consumériste nous offre plusieurs options pour boucher les trous à moindres frais.
Les parents le savent bien: il est sain que les enfants s’ennuient, parfois, malgré leurs râles. Leurs capacités d’imagination sont alors mises à contribution. Et ils apprivoisent ainsi, de manière inconsciente, une règle fondamentale de l’existence humaine: il faut manquer quelque chose, ou de quelque chose, pour savoir ce que l’on désire vraiment.
La liturgie agit comme creuset pour le désir: on accepte de se débrancher du rythme ordinaire du monde; on fait la lumière sur nos manques et nos manquements; on écoute des récits d’un peuple ayant appris, à la dure, à manquer de tout pour faire place à Dieu. (On s’y ennuie aussi parfois, avouons-le.)
Bref, la liturgie nous fait sentir que nous sommes des êtres «en manque», et que notre bonheur tient à la manière dont nous acceptons et gérons ce manque dans le concret de notre vie: dans la peur et l’impatience, ou dans la confiance et la gratitude.
Jonathan Guilbault
ExergueLa liturgie nous fait sentir que nous sommes des êtres «en manque», et que notre bonheur tient à la manière dont nous acceptons et gérons ce manque.